Le désir impérieux de Norman Hallendy de consigner les histoires, expériences et visions des aînés de Cape Dorset, au Nunavut, dans un monde de nomadisme en voie de disparition lui vaut le surnom d’Apirsuqti, « le curieux ». En 1958, sa découverte des inuksuit l’incite à parcourir l’Arctique pour percer le secret de ces amoncellements de pierres et des sites sacrés des Inuits. Il gagne la confiance de la population locale, ce qui lui permet d’aborder des sujets généralement interdits aux étrangers (croyances anciennes et pratiques chamaniques) et de documenter les gens, leur culture et leur environnement en mots et en images. Pour Hallendy, le projet est à la fois une recherche spécialisée et une passion.
Les Inuits respectent l’inukshuk « upigijaugialik » parce que son grand âge et sa monumentalité laissent croire qu’il a été érigé par leurs ancêtres, les Tunnit. On associe certains inuksuit à la spiritualité. Ils sont vénérés pour leur rapport à des lieux de pouvoir terrestre et spirituel, qui servent de demeure aux esprits, à l’initiation des chamans ou à la pratique de traditions. D’autres sont des lieux de célébrations et de fêtes, ou encore signalent des rivières et des glaces dangereuses, et des chutes de roches.
En 1980, Hallendy donne à la Collection McMichael d’art canadien une sculpture de l’artiste inuit John Tiktak. En 1989, un autre don enrichit la collection d’estampes, dessins et sculptures inuits. Au cours des 25 ans qui suivent, il confie régulièrement au musée une partie de son travail portant sur l’Arctique. En 2015, la totalité des Archives Norman E. Hallendy a été intégrée à la collection permanente du McMichael. Ses photographies documentaires et ses dossiers de recherche ethnographique contextualisent le fonds d’art inuit du McMichael et contribuent à la sauvegarde d’un patrimoine culturel.
Les Archives Hallendy consistent en plus de 12 000 clichés (diapositives Kodachrome, photographies et négatifs) réalisés avec des appareils 35 mm. Les photos témoignent du mode de vie traditionnelle des communautés du sud-ouest de l’île de Baffin, au Nunavut. Les portraits représentent une précieuse source de première main, notamment sur les artistes et leurs techniques (gravure, sculpture, impression sur textile et couture).
Les dossiers de recherche ethnographique témoignent de la culture intellectuelle et matérielle des Inuits du sud-ouest de l’île de Baffin. Le fonds consiste en 46 heures d’archives vidéo, une base de données sémantiques, des œuvres d’art, des cartes, des livres et autres sources primaires et secondaires.
À la fin des années 1950, Hallendy entretient des liens étroits avec les Inuits et gagne leur confiance, ce qui lui permet d’observer la culture de première main et de documenter un imposant savoir traditionnel. Il vit au sein des communautés, partage leur quotidien, apprend la langue et subit les rigueurs climat. Hallendy s’impose comme l’un des plus grands spécialistes de l’Arctique et des inuksuit et sites sacrés inuits.
Hallendy a su reconnaître l’importance de préserver les aspects d’une culture autochtone que l’UNESCO qualifie de « patrimoine culturel immatériel ». Il est admis que le patrimoine ne se limite pas aux seuls objets matériels qui définissent une identité culturelle. Le patrimoine immatériel comprend le savoir traditionnel – langue, légendes et récits, fêtes et célébrations, chants et musique, connaissance des lieux naturels, traditions de guérison, croyances et pratiques culturelles – ainsi que les connaissances et coutumes nécessaires à la survie. Ce savoir est transmis d’une génération à l’autre par l’exemple, la tradition orale et l’expérience. Au sein des sociétés qui ne dépendent pas de l’écrit pour communiquer, les aînés deviennent les archives sociales et les gardiens de l’information. Hallendy a fait preuve d’initiative en préservant ce savoir traditionnel. Il a compris que les aînés étaient en possession de connaissances qui risquaient de disparaître si elles n’étaient pas sauvegardées. En retour, reconnaissant le bien-fondé de son initiative, les aînés ont accepté de partager leurs expériences et les récits qui définissent leur mode de vie.
Le site cérémoniel de l’initiation chamanique est un lieu de pouvoir qui impose le respect. Le sentier menant au site est bordé de pierres de formes distinctes. « Sur certains sites religieux, ce n’est qu’en laissant l’empreinte de vos pas sur un sentier appelé apautaujaq que vous pouvez espérer invoquer les puissances spirituelles latentes… Les lieux de pouvoir et les objets de vénération ont un sentier, un arquti. Il y a des sentiers invisibles qui conduisent non seulement vers des lieux de pouvoir mais à l’intérieur des lieux de pouvoir ; leur emplacement est rarement révélé. » (Norman Hallendy, Inuksuit: Silent Messengers of the Arctic, Vancouver, Douglas & McIntyre, 2000, p. 96)
Dès son premier voyage en Arctique, Hallendy éprouve un attachement profond pour cette terre. Il ne tarde pas à tisser des liens étroits avec la population. Il était écrit qu’il se rendrait à Cape Dorset en 1958 et qu’il serait en mesure de livrer un témoignage de première main sur une culture en transition. Bénéficiant de l’appui des aînés, il se consacre à la sauvegarde du savoir traditionnel pour les générations futures. Il complète son travail sur le terrain par des remarques pénétrantes qui sont le fruit de ses échanges avec la communauté. La réussite de Hallendy tient à son respect pour ses sujets. Les aînés comptent sur lui pour enregistrer fidèlement ce qu’on lui dit, sans interprétation, ni jugement. Hallendy sait d’instinct les questions à poser et la manière d’aborder les aînés. Ses recherches lui ont permis de réunir des données sur la sagesse traditionnelle, mais aussi les pensées, les sentiments et les visions du monde qui allaient disparaître avec les aînés.
Pendant une cinquantaine d’années, Hallendy privilégie une démarche méthodique. Il prend des notes détaillées en recueillant des histoires et autres comptes rendus ; documente des lieux, objets, environnements, conditions et langues ; et photographie des gens et des endroits. Bien qu’il parle couramment l’inuktitut, il fait appel à des interprètes lorsqu’il interviewe les aînés afin de rendre compte de leurs propos le plus fidèlement possible. Entre 1990 et 2001, il réalise 23 heures de « conversations » vidéo, enregistrant des propos sur la vie des gens, les connaissances pratiques essentielles à la survie et la spiritualité. Les aînés livrent des témoignages sur le mode de vie traditionnelle, la préparation des peaux, la langue, les ancêtres et les inuksuit, ou encore sur les chamans, les esprits, les valeurs de la vie et les lieux de pouvoir. Certaines vidéos sont consacrées à la vie communautaire et au paysage de l’Arctique. En plus d’écrire des livres et de donner des conférences partout dans le monde, Hallendy se sert de son matériel de recherche pour dresser des cartes du sud-ouest de l’île de Baffin sur lesquelles sont indiqués les sites clés (inuksuit, campements, terrains de chasse, sites archéologiques) dont lui ont parlé les aînés et d’autres personnes.
La base de données sémantiques des Archives Hallendy représente beaucoup plus qu’un recueil de mots. Dans une société de culture orale, les mots sont des artéfacts qui renseignent sur la population, ses expériences et son mode de vie. Son étude approfondie de la langue a permis à Hallendy de découvrir le paysage spirituel ou sacré des aînés. Comprendre la panoplie de mots et d’expressions associés à Sila, le dieu des éléments, permet de mieux saisir la réalité inuite. Être en mesure de discerner les moindres nuances du climat est essentiel à la survie. Hallendy a recueilli de nombreux archaïsmes auprès d’aînés aujourd’hui décédés, soulignant l’importance de son travail.
Ces quelques paragraphes sur les Archives Norman E. Hallendy ne sont qu’un aperçu du legs de cet ethnogéographe primé, dont le travail a assuré la sauvegarde du patrimoine culturel fragile des populations inuites du Canada. L’importance de ses archives tient aux conditions particulières dans lesquelles elles ont été constituées. Il fallait une vision particulière pour concilier la précision méthodique d’un spécialiste, la capacité de communiquer d’un poète et la perspicacité de se laisser guider par l’esprit du peuple. C’est un honneur pour le McMichael de préserver ce trésor national et de le rendre accessible au grand public.