UNINVITED : LES ARTISTES CANADIENNES DE LA MODERNITÉ

 UNINVITED : LES ARTISTES CANADIENNES DE LA MODERNITÉ

Publication: AWARE

Published: March 25, 2022

Author: Garance Malivel

Uninvited : les artistes canadiennes de la modernité - AWARE Artistes femmes / women artists

Yvonne McKague Housser, Marguerite Pilot of Deep River (Girl with Mulleins), vers 1936–40, huile sur toile, 76,2 x 61 cm, McMichael Canadian Art Collection, don des fondateurs, Robert et Signe McMichael, © Succession Yvonne McKague Housser

Les bras croisés devant la poitrine, dos à un paysage aux couleurs expressionnistes, le regard ferme, échappant à celui de l’artiste et du spectateur – le portrait de Marguerite Pilot, jeune femme autochtone peinte à la fin des années 1930 par Yvonne McKague Housser (1897-1996), incarne à double titre les logiques d’exclusion questionnées par l’exposition Uninvited: Canadian Women Artists in the Modern Movement. Organisée par Sarah Milroy, curatrice en chef de la McMichael Canadian Art Collection à Kleinburg, l’exposition réunit près de 300 œuvres d’artistes femmes de l’entre-deux-guerres dont le talent a été occulté par la culture patriarcale dominant la critique et les institutions artistiques du siècle dernier. Elle offre un contrepoint saisissant à l’exposition « Une vision commune » : les 100 ans du Groupe des Sept1, qui retrace le parcours du mouvement pionnier de l’histoire de l’art canadienne entre 1920 et 1933. Bien que partageant l’amitié, les expérimentations picturales, et parfois la vie des membres du Groupe des Sept, les artistes femmes du début du siècle ne seront jamais « invitées » à en rejoindre les rangs.

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Elles ont souvent vu leur carrière enrayée par le manque de reconnaissance et la fonction qui leur est assignée au sein du foyer, à une époque où leur statut politique lui-même est encore précaire. Les Canadiennes obtiennent en effet le statut de personne légale en 1929 et acquièrent le droit de vote entre 1916 et 1940 dans l’ensemble des provinces du pays – un droit qui ne sera étendu aux personnes autochtones qu’en 1960. Faisant écho aux mots de Virginia Woolf dans Une chambre à soi (1929), S. Milroy observe avec justesse que « la créativité requiert d’ordinaire de la confiance et un espace mental ininterrompu au sein duquel consolider une vision. »2

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Malgré, ou peut-être en raison des entraves sociales et matérielles auxquelles elles ont été confrontées, les artistes présentées dans Uninvited ont su développer des visions singulières, tant par leurs modes de représentation que par les sujets observés. Alors que le Groupe des Sept s’attelait au renouvellement de la peinture de paysage, cultivant un archétype « pionnier » face à une nature supposée inexplorée, leurs consœurs ont élargi leur palette aux scènes urbaines, aux portraits de figures marginalisées par la société « moderne », et à une nature accaparée par le développement des industries extractives. Les arbres d’Emily Carr (1871-1945), rescapés parmi les souches fraîchement coupées, comme l’esquisse de Colbat, ville minière représentée par Y. McKague Housser, interpellent par leur force et leur fragilité. Ce qui frappe dans bon nombre des œuvres exposées est, par contraste avec celles du Groupe des Sept, l’absence d’une vision idéalisatrice ou surplombante. Le point de vue est à hauteur d’œil, « situé », dirait Donna Haraway, comme anticipant l’affirmation par la théorie féministe du point de vue que la capacité de voir, et de savoir, est toujours déterminée par la position qu’occupe le sujet au sein de la société et de ses relations de pouvoir3.

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Complexifiant les perspectives qui traversent l’exposition, S. Milroy a pris le parti d’inviter les productions de femmes autochtones telles que Attatsiaq (1910-vers 1955), Elizabeth Katt Petrant (1891 ?-1922), Sophie Frank (1872-1939), Mme Walking Sun et Bridget Anne Sack, dont les vêtements brodés de perles et les paniers en tressage traditionnel devenaient un enjeu de survie économique à mesure que l’État colonial s’appropriait leurs territoires ancestraux. En dialogue avec ces objets, les aquarelles de Winifred Petchey Marsh (1905-1995), qui documentent les mœurs des femmes Inuit, ou les paysages d’Anne Savage (1896-1971), sollicitée par le gouvernement canadien pour peindre les totems de la Première Nation Gitxsan, reflètent la « logique d’inversion [qui] gouverne les relations entre hôtes et invités en contexte colonial »4.

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À plus d’un titre, Uninvited capture les tensions et paradoxes d’un État en train de se construire. Comme le note Paraskeva Clark (1898-1986), peintre d’origine russe immigrée à Toronto en 1933, « le processus de développement de l’art d’une nation est le processus de développement de l’âme d’une nation, de la conscience de cette nation »5. Malgré la reconnaissance par un nombre croissant d’institutions que ce processus ne peut se faire en excluant plus de la moitié de l’âme d’une société, le travail de réparation de plusieurs siècles d’exclusion est encore loin d’être achevé.

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